Reed Hastings, co-fondateur et actuel P-DG de Netflix, était de passage à Paris ce lundi 15 septembre pour le lancement officiel en France du géant américain du streaming.
AlloCine : Dans un article du New York Times en 2006, vous citez ce proverbe : "Ceux qui pensent qu'on ne peut pas le faire devraient s'ôter du chemin de ceux qui y croient." Pourquoi avoir retenu cette phrase ?
Reed Hastings : Je suis curieux. Selon moi, il faut l'être. Comprendre comment ça marche, pourquoi et, surtout, définir les moyens d'améliorer un service, un site, une plateforme... Au fil de votre vie, de nombreuses personnes vous diront que telle chose ne peut être accomplie. Ils auront parfois raison. Et parfois non. Cette phrase est davantage une morale tournée vers la curiosité. Un message insistant sur le fait qu'il faut toujours explorer.
Depuis les toutes premières rumeurs de l'arrivée de Netflix en France, il y a eu beaucoup de discussions. Des choses positives et négatives ont été dites. Au final, le débat s'est cristallisé superficiellement autour de cette formule : "Netflix est-elle une évolution ou une révolution ?" Pour vous, Reed Hastings, qui avez forcément étudié le marché français, l'arrivée de Netflix représente quoi au final ?
Le public français a désormais pleinement adopté le système de "visionnage à la demande." Il a intégré cet usage, le fait de ne plus regarder une série selon un calendrier imposé. Il ne veut plus regarder un film à une heure donnée mais quand ça l'arrange. Le "visionnage à la demande" répond précisément à cette attente. Netflix est un "type" de VOD qui tend vers une dimension supplémentaire.
Vous avez annoncé des objectifs très clairs pour l'expansion de Netflix en France. Un tiers des foyers français à horizon 5-10 ans. Votre point d'équilibre étant fixé à 10% des foyers...
Le point d'équilibre diffère selon les marchés. En arrivant à 10% des foyers nous pouvons commencer à viser le bénéfice. Ce point d'équilibre est aussi dépendant d'autres facteurs internes mais 10% est un objectif lisible pour nous en France.
Pour chaque pays dans lequel Netflix s'implante, c'est une autre histoire, une culture différente. En quoi le marché français est-il spécifique ?
La France est plus passionnée par la Culture que n'importe quel autre pays. L'état de la production cinématographique en Italie ou en Espagne est complètement différent. Peu de films y sont produits. La France a plus ou moins 200 longs-métrages par an ! Vous avez un immense engagement culturel lié au cinéma. De mon point de vue, c'est formidable. Là réside la principale différence. Votre attachement culturel au cinéma.
Quel est votre film français préféré d'ailleurs ?
Intouchables est sans doute le film français qui m'a le plus touché ces trois dernières années. Je citerais aussi Cloclo, que nous avons vu ce week-end à la télévision française. C'est beau, prenant, cette histoire est formidable.
Un film réalisé par Florent Emilio Siri, qui va travailler pour vous sur la série "Marseille". Pourquoi avoir choisi ce projet pour votre première série française ?
C'est une bonne intrigue, très prometteuse. C'est aussi un drame familial ancré dans la situation politique marseillaise. Nous avions beaucoup aimé le travail de Dan Franck sur Carlos. Le producteur Pascal Breton l'équipe... Tout cela nous a donné la confiance suffisante pour parier là-dessus.
Quelle est la prochaine étape pour Netflix ?
Nous essayons de mener un développement mondial. Et dans chaque pays nous essayons d'avoir une stratégie spécifique. Si Marseille a du succès ici, nous espérons aussi qu'elle aura du succès ailleurs dans le monde, parce que la série sera disponible partout sur Netflix. Nous voulons rendre Marseille palpable dans l'imagination de tout le monde. Pas seulement en France. A l'heure actuelle, nous ne sommes présents que dans une partie de l'Europe, en Amérique du Nord et du Sud. Il nous reste beaucoup de chemin à parcourir : dans le Sud et l'Est de l'Europe et bien évidemment en Asie. Netflix a aussi cette capacité à rendre disponible de l'entertainment partout dans le monde, quels que soient les goûts de chacun. Chaque personne est unique et nous essayons d'apporter un divertissement approprié, sachant qu'on peut se distraire différemment : avec une série, un documentaire...
Avez-vous redécouvert dans votre propre catalogue un film ou une série que vous regardiez étant petit ?
Pas vraiment. Aussi parce que je suis naturellement plus porté vers les nouveaux contenus, les séries plus récentes.
L'arrivée de Netflix a eu aussi des conséquences sur le marché français. La concurrence organise une riposte à votre débarquement. Avez-vous regardé leurs réponses ?
Canal+ est énorme et puissante. Le simple fait qu'ils citent Netflix est, à mes yeux, incroyable. C'est aussi flatteur qu'effrayant. Aux Etats-Unis, notre principal concurrent se nomme HBO. Nous sommes des compétiteurs et cette émulation nous permet de devenir chacun de notre côté meilleurs. Notre croissance correspond aussi à une croissance de HBO. Et nous pensons qu'il va se passer la même chose ici avec Canal+.
Ted Sarandos, l'homme en charge du catalogue de la plateforme de streaming Netflix
AlloCine : Les données générées par les visionnages de vos abonnés jouent un grand rôle dans le fonctionnement de Netflix. Vous pouvez adapter votre catalogue en fonction de ces données. Mais au-delà de tous ces chiffres, y a-t-il une "vraie" stratégie éditoriale ?
Ted Sarandos : Comme vous l'avez dit, ces choix sont dictés par les données, le "data", et par des intuitions très "étudiées". Mon équipe et moi avons accès à beaucoup d'informations. Mais cela ne doit pas et ne peut pas suffire. Il faut avoir cet instinct. Deux personnes peuvent regarder les mêmes chiffres et arriver à deux conclusions différentes. Parfois un grand intérêt du public sur une plateforme ne signifie pas forcément que ce même contenu aura le même impact sur une autre. Parfois ces données montrent la voie vers une vraie opportunité. Chez Netflix, notre savoir-faire réside dans l'analyse et la compréhension de ces données : ce que les gens regardent à la télévision, comment ils en parlent en ligne, ce qu'ils cherchent, pourquoi ils regardent les bandes-annonces... Tout ce qui peut nous amener à ce qu'on considère comme une "supposition logique". Et il ne faut pas oublier que les utilisations quotidiennes de Netflix permettent également de compléter et d'affiner les recommandations. En France, nous nous lançons avec à peu près la moitié des programmes et nous allons le compléter petit à petit chaque jour, en l'adaptant de plus en plus au marché français.
Il y a trois ans, vous vous êtes lancés dans la programmation exclusive avec notamment "House of Cards". Comment avez-vous décidé de sélectionner cette série avec Kevin Spacey ?
Il faut tout de même se rappeler que nous avons pris un gros risque à l'époque. Mais c'était un risque calculé et des éléments de cette série étaient déterminants. Elle est écrite par Beau Willimon, un scénariste qui était, au moment où on a commencé à nous parler de la série, nommé à l'Oscar pour Les Marches du Pouvoir. Kevin Spacey est une star de cinéma qui a tout prouvé. Et sur Netflix il était particulièrement recherché. Même si ses films ne marchaient par toujours formidablement au box office, il restait un des acteurs les plus populaires sur Netflix. Par ailleurs David Fincher est un des plus grands réalisateurs de notre génération. Nous avions déjà trois scénarios à lire et une bible complète qui nous permettait de nous projeter sur plusieurs saisons. Donc c'était un pari plutôt avisé. Puis nous avons fait notre travail de recherche sur les données, en faisant une étude sur le marché du thriller politique, regardé précisément la popularité de Fincher et Spacey sur Netflix... Nous avons croisé toutes ces données pour arriver à la conclusion suivante : "Si nous faisons cette série et si elle est bien produite, le marché est très prometteur." Il y a donc une part d'intuition, les éléments intrinsèques à la série, les recherches adéquates... Il arrive souvent qu'une série ait tout bon sur le papier sans qu'elle fonctionne au final. Regardez l'exemple d'Ishtar ! Un super réalisateur, deux grandes stars... Et pourtant. Je suis hanté par cet exemple. La qualité de la production est essentielle, il ne faut jamais l'oublier.
Le catalogue de Netflix comporte beaucoup de séries et de documentaires exclusifs. Mais très peu de films "originaux"...
Effectivement nous n'avons pas encore exploré le domaine du long-métrage.
C'est une des prochaines étapes ?
Nous avons réussi à avoir une stratégie très offensive sur le front des séries en mettant notamment en place ce système d'intégralité des épisodes de prime abord. Nous avons pris le parti de ne pas avoir une durée d'épisode fixe. Pareil pour le nombre d'épisodes par saison. Idem pour le calendrier de programmation, toujours avec cette stratégie très offensive. Ce n'est pas encore le cas pour les films, il est vrai. Cela viendra forcément.
Quelle est la liberté créative laissée aux créateurs de série ? Je pense par exemple à "Sense8" que les Wachowski développent pour Netflix et qui sont réputés très "mystérieux"...
Presque 100% de liberté créative. Nous essayons de créer un environnement dans lequel ces créateurs peuvent pleinement s'exprimer. Parfois cela signifie que nous devons faire un travail très collaboratif. Parfois cela consiste à leur donner de l'espace pour évoluer. Netflix est, en son coeur, bâti sur une philosophie "de liberté et de responsabilité". Nous engageons les meilleurs raconteurs pour faire les meilleures séries et nous leur donnons la liberté de le faire, même si bien évidemment nous nous tenons mutuellement au courant de l'évolution du projet
Avez-vous déjà vu les premières images de la série "Daredevil" ?
Bien évidemment ! Le tournage de la saison 1 est très avancé. C'est magnifique. Les scènes d'action sont incroyables. Nous croyons beaucoup en cette série et nous sommes très investis. Cinq séries sont prévues dans ce programme Marvel, chacune aura plusieurs saisons et tous les super-héros se retrouveront dans la mini-série, The Defenders . C'est à peu de choses près le même modèle que pour The Avengers mais pour la télévision. Nous sommes très excités. Les séries sont supervisées par Marvel Television et elles sont très importantes pour la stratégie du studio. On ne se refuse rien pour cette série Daredevil. Les téléspectateurs risquent d'être vraiment surpris par sa noirceur, je pense. Et aussi par sa rudesse et par le ton, beaucoup moins "cartoon" que ce qu'on a pu voir dans le passé. La série Daredevil est très fidèle au comic original. Et les premières images au Comic Con de New York le confirmeront.
On connaît le programme général des séries Marvel pour Netflix. Pouvez-vous juste me confirmer quelle est la prochaine série après "Daredevil" ?
Jessica Jones. Après il y aura Iron Fist...